Hier, je suis allée voir le film de Mike Leigh, Mr TURNER avec Timothy Spall, deux heures trente d'un plaisir rare, qui donne envie de se replonger dans l'œuvre de Turner et dans sa vie.
"Tout le monde me l'avait décrit comme un rude, ennuyeux, pas intellectuel, vulgaire. C'est je crois, impossible. J'ai trouvé en lui un peu d'un excentrique, des manières douces, pragmatiques, un gentleman à l'esprit anglais, d'un ton naturel évidemment, d'un mauvais caractère évidemment, haïssant les tromperies de toutes sortes…" John Ruskin - Praeterita (1885-1889)
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Turner disait être né le 23 avril 1775, seule sa date de baptême est précisément connue, 14 mai 1775. Il grandit dans le quartier de Covent Garden. Son père William est perruquier et barbier, sa mère fragile psychologiquement, est internée, à la mort de sa fille Mary Ann âgée de 4 ans, au terrible asile de Bedlam.
Turner séjourne chez son oncle maternel à Brentford, petite ville à l'ouest de la capitale, et développe ses talents artistiques. Ses premiers dessins sont exposés dans la boutique de son père. Il fait son apprentissage auprès d'architectes et de topographes.
A 14 ans il s'inscrit à la prestigieuse Royal Academy of Arts où l'une de ses œuvres sera acceptée quelques mois seulement après son arrivée.
En 1790, Turner commence à voyager, parcourt les campagnes galloise, anglaise et écossaise, améliore sa technique de l'aquarelle, aborde la peinture à l'huile. En 1804, il ouvre sa propre galerie. Elle est attenante à sa maison de Harley Street. Son père vit à ses côtés et l'assistera dans son atelier jusqu'à sa mort en 1829.
Entre 1802 et 1845 il fait une vingtaine de séjours, en France, Suisse, Italie (à Rome et à Venise notamment dont la lumière le fascine), en Allemagne, aux Pays Bas, au Danemark. Il enseigne à la Royal Academy de 1811 à 1837.
Sa vie est parsemée de secrets et d'intrigues, on en connait peu de chose : c'est un homme mystérieux . Il ne s'est jamais marié. Il aurait eu une aventure avec une veuve, Sarah Danby, et serait peut-être le père de ses deux filles.
En 1833, il fait la connaissance de Sophie Booth, qui vit à Margate, une petite ville célèbre du Kent.
En 1840, Turner rencontre le jeune et riche John Ruskin, critique d'art et sociologue qui devient son plus ardent défenseur et collectionneur.
En 1846, Sophie Booth devenue veuve, Turner s'installe avec elle , à Londres, au bord de la Tamise, dans le quartier de Chelsea . Il y préserve sa vie privée. Les habitants du quartier le connaisse sous le nom de Mr Booth, ses amis pensent qu'il habite toujours sa maison de Queen Ann Street.
A sa fin de vie, Turner organise sa succession et nomme John Ruskin son exécuteur testamentaire. Lorsqu'il décède le 19 décembre 1851, Ruskin aura un lourd travail d'inventaire. Turner a légué la totalité de ses œuvres à l'Etat Britannique : 300 peintures, 37.000 dessins et aquarelles, 300 carnets de croquis. En 2003, Ian Warrell, conservateur de la Tate Britain découvre dans les réserves du musée une série de dessins érotiques soigneusement emballés dans un papier portant une annotation de la main de Ruskin "Gardé uniquement comme preuve d'un esprit égaré". Alors qu'on le prenait pour un avare, Turner a réservé sa maigre fortune à la création d'une fondation d'aide aux artistes
Turner ne concevait son existence d'artiste que dans la confrontation avec les autres peintres. Raphael, Titien, Rembrandt, et surtout Poussin et Claude Lorrain, l'inciterons à se surpasser. Eternel insatisfait il portait un regard exigeant sur son travail. Toute son existence a tourné autour du paysage, qui jusqu'à la fin du XVIIIe siècle était considéré comme un art mineur.
Peintre de la lumière (il était fasciné par la couleur jaune) et de l'espace, ses scènes de tempêtes célèbrent avec passion la nature. Totalement dégagée de l'objet, sa peinture était en avance sur son temps. Incompris de son vivant il sera célébré par tous les artistes du XXe siècle.
Le film Mr Turner est magnifique . Avec des images fortes et belles, Mike Leigh nous faire revivre les vingt cinq dernières années de la vie de Turner. Dans l' une des premières scènes, son père, préparant un repas, rase, avec son coupe-chou, la soie d'une tête de cochon, puis s'attaque à la barbe de son fils qui dans la vie ne cesse de grogner et grimacer. "Quand je me regarde dans un miroir je vois une gargouille" dit-il.
Ce personnage laid et obèse, fait jaillir de ses pinceaux des paysages sublimes, et au fil du temps la qualité de sa peinture rejaillit sur lui, on le trouve moins hideux. Solitaire face aux paysages superbes qui l'inspirent il devient émouvant. Il lui faut ressentir ce qu'il va peindre : une séquence du film nous le montre attaché au mât d'un navire au cœur d'une tempête.
Autre épisode croustillant qui se passe avant l'ouverture du salon de 1832 à la Royal Academy. Turner, rondouillard, face rubiconde, jovial, retrouve ses confrères prétentieux et guindés : une boule dans un jeu de quilles ! Les tableaux sont accrochés côte à côte, sans aucun espace, du sol au plafond. Celui de Turner, "Le Ville d'Utrecht prenant la mer" aux couleurs pâles et lumineuses, côtoie "l'inauguration du Pont de Waterloo" de Constable , toile colorée et vibrante. Constable est encore occupé à multiplier les touches de vermillon et de garance. Turner va chercher un pinceau saturé de rouge minium et dépose au milieu de sa toile une tache ronde, contrepoint compétitif qui rend Constable furieux. Plus tard Turner reviendra en effacer la moitié pour en faire une bouée.
Les années avec Sophie Booth sont plus douces, mais au moment de sa mort sa dernière pensée sera pour sa servante ("Damoiselle") ,pauvre créature bien disgraciée, défigurée par un horrible psoriasis, dévouée à lui corps et âme, et qu'il a abandonnée dans sa maison de Queen Ann.
Les dernières paroles de Turner : "Le soleil est Dieu".
Ce film est peu distribué… courrez y !!