"Tout homme lutte fatalement un jour avec l'ange, mais il est vrai que la difficulté repose sur une incertitude, celle d'identifier le moment du combat". Jean-Paul Kauffmann
Un temps merveilleux pour se promener dans Paris. Les deux tours de l'église Saint-Sulpice, proche du jardin du Luxembourg dans le sixième arrondissement, se détachent sur un ciel azur. Saint-Sulpice est après Notre-Dame, la plus grande église de Paris, mais elle est beaucoup moins fréquentée. Sa façade a été conçue en 1726 par Jean-Nicolas Servandoni, qui a pris pour modèle la Cathédrale Saint-Paul de Londres. Ses colonnades, inhabituelles pour le XVIIIe siècle lui donne son aspect unique.
A L'intérieur, l'église abrite l'un des plus grands orgues de Paris, deux bénitiers de J.B.Pigale aux décors marins, une très belle chaire du XVIIIe siècle, un gnomon (qui permet de déterminer précisément la position du soleil), de nombreuses peintures, vitraux et autres richesses.
Quoi qu'il en soit, nombreux sont les visiteurs qui n'y entrent que pour admirer les peintures de Delacroix qui ornent la chapelle des Saints-Anges : "La lutte de Jacob avec l'ange", "Héliodore chassé du temple de Jérusalem", et au plafond "Saint Michel terrassant le Dragon" .
A droite "Chapelle des Saints-Anges", décorée par Delacroix, à gauche la "Chapelle des âmes du purgatoire" décorée par Heim
Les trois œuvres de Delacroix qui avaient noirci, ont été restaurées entre novembre 2015 et novembre 2016. Il a fallu expérimenter des techniques novatrices en matière de nettoyage, les œuvres peintes à la cire et à l'huile ne supportant pas la technique traditionnelle (voir la vidéo en fin de texte).
Le 28 Avril 1849, Delacroix est chargé par le Ministère de l'intérieur d'exécuter les peintures murales qui décoreront la chapelle des Fonts Baptismaux (c'est alors son nom). Delacroix à 51 ans, il vient d'échouer à l'Institut pour la quatrième fois. Il choisit comme sujet "le péché originel" qui est lavé par le sacrement du baptême. La chapelle avait été ainsi nommée, provisoirement, en raison de la cuve qui y avait été installée (en réalité elle était dédiée à Saint-Sulpice). Le 2 Octobre 1849, elle change une nouvelle fois de nom : elle est placée sous l'invocation des Saints-Anges. Delacroix est irrité, là est peut-être la raison de son choix : la lutte de Jacob avec l'ange et la colère de Dieu contre Héliodore. (voir rappel en fin de texte)
La préparation du mur est son obsession. Victor Baltard, directeur des travaux de Paris et du département de la Seine est chargé de la difficile tâche d'exécuter l'enduit qui ne doit pas absorber la peinture. A Saint-Sulpice, le grand ennemi est l'humidité.
Delacroix délaisse Saint-Sulpice de 1850 à 1854 pour terminer la décoration du Salon de la Paix de l'Hôtel de Ville de Paris qui sera entièrement détruit par l'incendie de 1871.
L'Hôtel de ville de Paris après l'incendie - "Hercule" Esquisse de Delacroix pour le Salon de la Paix
En Juin 1854, son collaborateur et ancien élève, Pierre Andrieu, commence le travail. Delacroix se repose sur lui pour la phase préparatoire. Andrieu reporte "au carreau" sur les murs, les esquisses (Delacroix en a exécuté une centaine), peint les grisailles et donne de l'épaisseur aux couleurs. La chapelle est fermée par une palissade, elle est hérissée d'échafaudages et d'échelles. Louis Boulangé, un autre élève de Delacroix, est appelé en renfort pour s'occuper des fonds.
Delacroix va se battre avec les murs, dans le froid et la solitude. Le plafond lui donne moins de soucis. Il interrompt souvent son travail pour se rendre dans sa maison de Champrosay, à l'orée de la forêt de Sénart. Il y admire le chêne Prieur et le chêne d'Antin (le chêne d'Antin n'a pas survécu aux années 1980, il avait 500 ans, le chêne Prieur a disparu également). Ils sont tous deux représentés dans "La Lutte avec l'ange".
En 1856, Delacroix a 58 ans, il rédige son testament. Il souffre d'une laryngite tuberculeuse dont il mourra. Fin 1857, il quitte son logis de la rue Notre Dame de Lorette pour s'installer, 6 rue de Fürstenberg afin d'être plus près de Saint-Sulpice. En Janvier 1861, il est contraint de s'aliter et peine de plus en plus à l'ouvrage.
1858 - Portrait de Delacroix par Nadar qui possède une maison à Champrosay proche de celle de Delacroix
Delacroix termine la chapelle le 22 Juillet 1861. Il envoie des invitations. Les Officiels ne se déplacent pas, la critique est mitigée, seuls Théophile Gauthier et Baudelaire le complimentent. La délégation des Beaux-Arts, chargé d'examiner la décoration fera un communiqué laconique un mois plus tard : "Ce travail a paru à la sous-commission digne des ouvrages antérieurs de cet artiste. Il a été traité avec conscience et talent".
Delacroix ne se remettra pas de ses douze ans de combat dans la chapelle et de l'accueil mitigé qu'elle a reçu. Il se réfugie à Champrosay où il meurt le 13 août 1863. Il était né le 27 Avril 1798 à Charenton Saint Maurice.
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FRANCOIS JOSEPH HEIM
La chapelle "Des âmes du purgatoire", contigüe à la "chapelle des Saints-Anges" a été peinte par François Joseph Heim (1787 Belfort/1865 Paris) : à droite, derrière "La lutte avec l'Ange" de Delacroix, "La prière pour les morts", en face "La religion exhorte le chrétien à souffrir". Lorsque Delacroix commence son travail, Heim a depuis longtemps fini le sien. Il s'est sans doute lui aussi battu contre l'humidité du mur. Premier prix de Rome, il a exposé en même temps que Delacroix à l'Exposition universelle de 1855. Tous deux reçurent la grande médaille et furent faits Officiers de la Légion d'Honneur. Heim a exécuté de nombreuses commandes officielles. Il n'est plus maintenant qu'au fond de la fosse qu'il a peinte dans la "Prière pour les morts". La chapelle des âmes du purgatoire est sombre, la poussiéreuse Pieta de Jean-Baptiste Clesinger y impose sa présence sur un mur désolé. Les toiles de Heim ont considérablement noirci, sont devenues presque illisibles.
Delacroix et Heim se sont-ils rencontrés, ont-ils parlé de Saint-Sulpice. Peut-être... Heim a fait un très beau portrait de Delacroix en académicien.
J.P.Kauffmann à la fin de son passionnant livre "La lutte avec l'ange", se rapproche de Heim, Delacroix l'y a conduit. Je m'y intéresse alors. De nombreuses photos d'œuvres sont visibles sur internet, mais Heim est absent des ouvrages d'art. Je me pose alors la question : pour quelle raison deux artistes éminents vivant à la même époque, avec un parcours paraissant aussi brillant et des œuvres qui furent célébrés, se retrouvent t-ils, l'un au sommet, l'autre sous terre. La chapelle de Delacroix est restaurée, celle d'Heim continue de moisir.
J.P.Kauffmann cite Baudelaire : "Heim, un artiste éminent, distingué, chercheur à qui il ne manque qu'un millimètre ou qu'un milligramme de n'importe quoi pour être un beau génie".
Saintin également a porté ce jugement sur Heim : "Il eût pu être un maitre ; il avait l'énergie, celle du dessin comme celle de la brosse. Il avait la vigueur du mouvement, il avait l'ampleur du geste, mais son mauvais sort voulut qu'il lui manquât je ne sais quelle hardiesse un peu intempérante des vrais maîtres : la confiance dans ses propres yeux, le dédain instinctif des manières favorisées du public, enfin cette indépendance de l'esprit qui vient plutôt du tempérament que de l'éducation. Heim, soit timidité, soit prudence, n'osa jamais s'affranchir de la tradition académique, si puissante dans sa jeunesse ; jamais il ne trancha résolument les lisières de cette tradition ; et s'il recueillit, par des commandes régulières, les bénéfices d'une telle sagesse de conduite, il y perdit les meilleures chances de sa gloire".
"Au fond il n'avait pas la grâce !" comme dit J.P.Kauffmann, et c'est bien triste.
1-RAPPEL
JACOB
Pour Jacob la lutte avec l'ange a lieu alors qu'il revient de Harran, où il s'était réfugié durant 20 ans chez son oncle Laban. Il avait fui le pays de Canaan après avoir dérobé, à l'instigation de sa mère, la bénédiction que son père aveugle destinait à son frère Esaü. Il faut rappeler aussi qu'il avait eu une bien bizarre façon de voler le droit d'ainesse de son frère ainé, oubliant qu'il s'était cramponné à son talon lors de sa naissance.
Alors qu'il fait franchir le torrent du gué de Yabboq à ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants et à ses biens, Jacob reste seul et se bat toute la nuit avec un inconnu. Celui-ci n'arrivant pas à le maîtriser le frappe et lui démet l'emboiture de la hanche, mais Jacob dit "Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni". L'Ange le fit alors et lui dit : "Tu t'appelleras Israël".
Après sa lutte avec l'Ange, Jacob n'est plus le même, sa hanche meurtrie, qui l'oblige à boiter, témoigne du pacte avec Dieu. Il deviendra le père des douze tribus à l'origine du nouveau nom du peuple de Dieu.
HELIODORE
Héliodore est chargé de s'emparer du Trésor du Temple de Jérusalem. En réponse aux prières des fidèles et du grand prêtre, Dieu envoie un cavalier et deux hommes les chasser hors du sanctuaire. L'histoire veut démontrer l'inviolabilité de l'église.
Si cet article vous a intéressé ne manquez pas de regarder la vidéo ci-dessous sur la restauration de la chapelle.... passionnant !