Madeleine est superbe. Le brun velouté de sa peau contraste avec sa coiffe d’un blanc immaculé. Elle est tournée vers moi. Elle retient avec son bras gauche une étoffe blanche qui recouvre la moitié de son buste, son sein droit est dévoilé, ni provocateur, ni impudique, rappel de servitude. La tête haute sur son cou magnifique pourrait faire croire qu’elle me toise, mais ses épaules légèrement voûtées et son regard absent révèlent une lassitude, installent une distance avec moi.
D’ailleurs, suis-je en mesure de comprendre son passé, sa souffrance, ce qu’elle a pu endurer et qu’elle endure peut-être encore au moment où elle pose pour Marie Guillemine Besnoit ? Lorsque son portrait est exposé au salon de 1800, elle n’est pas Madeleine, mais le « Portrait d’une femme noire », parfois même le « Portrait d’une négresse ». Son identité a été retrouvée, elle était la domestique du beau-frère de l’artiste : une personne.
Ce portrait introduit l’exposition. Il est suivi par beaucoup d’autres, tout aussi intéressants et beaux. Le sujet est vaste, il évoque l’histoire des modèles noirs de 1794, date de l’abolition de l’esclavage en France à 1930. Le dialogue qui s’installe entre l’artiste qui peint, sculpte, photographie et le modèle qui pose, est associé à l’histoire sociale et politique de l’époque.
Au fil des années la démarche artistique a changé. Pour les peintres l’intérêt a d’abord résidé dans la représentation de la couleur de la peau noire ou à faire valoir un corps blanc. Puis l’aristocratie française a fait intégrer dans ses portraits de famille des domestiques noirs, symboles de richesse. A la fin du XVIIIe siècle, les révolutions en France et à Saint Domingue (Haïti) ont mis l’art du portrait au service des modèles noirs. Le XIXe siècle verra la fin de la réduction à un type ou une fonction sociale.
Mais le contexte historique est bien trop vaste pour être traité ici en quelques lignes, je préfère parler des « modèles noirs » qui me passionnent : Un peu plus jeune que Madeleine il y a Joseph.
J’aime bien l’histoire de Joseph. Il n’a jamais perdu son identité. Il nait vers 1793 à Saint-Domingue et quitte son île. En 1804 il débarque à Marseille, puis à Paris où il vit de petits boulots. En 1808 il se fait engager comme acrobate et joue l’Africain dans la troupe de Madame Saqui. Sa musculature lui apporte un certain succès et attire l’œil des grands peintres, dont celui de Géricault qui le fait poser pour « Le radeau de la Méduse ». C’est Joseph qui agite le drapeau rouge en haut de la pyramide humaine. Il deviendra modèle permanent à l’Ecole des beaux-arts de 1832 à 1835. En 1836 Ingres commande, en secret, une étude du corps de Joseph à son élève Chassériau. Joseph pose et trouve la position bien fatigante. Le peintre et le modèle ignoraient que le projet d’Ingres était « Jésus chassant Satan », Joseph devait être Satan. Le tableau ne verra pas le jour. Joseph restera populaire jusqu’à sa mort au milieu des années 1860.
Théodore Chasseriau - Etude d'après le modèle Joseph dit aussi Etude de Noir - 1839 - Huile sur toile 55x74
Garicault - Etude d'homme d'après Joseph - dit aussi Le Nègre Joseph - 1918/1919 - Huile sur toile 47x38cm
Jeanne apparaît sous des patronymes divers : Duval, Lemer, Lemaire, Prosper. Elle nait peut-être à Saint-Domingue et la date de son arrivée à Paris n’est pas connue. En 1838-39 elle joue de petits rôles au Théâtre de la porte Saint Martin sous le nom de Berthe. Elle devient la maîtresse de Nadar, puis commence une relation houleuse avec Baudelaire en 1842 qui en fera sa muse jusqu’à se mort. Elle lui inspirera quelques-uns des plus beaux poèmes du XIXe siècle :
« La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum » - extrait de « La chevelure »
Manet fera son portrait « La femme à l’éventail », s’attachant davantage au volume de la jupe qu’au visage de la muse de Baudelaire.
Après la mort de Baudelaire, Jeanne est oubliée, on ne connait ni sa date de décès, ni le lieu de son inhumation.
Manet - Jeanne Duval - dit aussi Femme à l'Eventail - 1862 - Huile sur toile - 89x113 - Après décès de l'artiste figure dans l'inventaire sous le titre "La Maîtresse de Baudelaire couchée"- photo internet
Laure. C’est la servante noire, reconnue depuis peu, de « L’Olympia » de Manet, celle qui apporte un énorme bouquet à sa maîtresse (sous les traits de Victorine Meurent modèle préféré du peintre). La servante est restée dans l’ombre, personnage discret, évincé par le nu qui fit scandale au salon de 1865. La servante a un autre rival dans le tableau, dont on a beaucoup parlé : le chat noir campé sur ses pattes, la queue dressée. On sait maintenant que cette superbe femme noire se nomme Laure. Des recherches et des croisements d’informations partant d’une note sur un carnet de Manet « Laure, très belle négresse, rue Vintimille, 11, 3e » ont permis de lui redonner son identité, et ce n’est que justice.
Anna Olga Albertina - Miss Lala Brown est née en Prusse vers 1858 d'une mère polonaise et d'un père sans doute afro-américain. Elle commence très jeune le trapèze avec une spécialité : un numéro de suspension par la mâchoire. Elle donne ce numéro dans toute l'Europe mais c'est à Paris qu'elle remporte un triomphe où l'on n'hésite pas à exploiter ses origines africaines et en faire une nouvelle "Vénus noire". Degas passe plusieurs soirée au cirque Fernando, situé tout près de son atelier, s'inspirant de l'acrobate pour un tableau. Anna crée un tandem aux Folies Bergères avec Théophila Szterker, on les surnomme les "Soeurs Keziah" dans un numéro de papillons. A la mort de sa partenaire en 1888, Anna épouse un contorsionniste américain...
Puis l’exposition déborde sur le XXe siècle avec Adrienne.
Muse de Man Ray, Adrienne Fidelin quitte La Guadeloupe en 1928 après le passage d’un cyclone meurtrier. En France elle devient danseuse et rencontre Man Ray. Amoureux, il la photographie de nombreuses fois et leur histoire d’amour se mêle à une vie artistique intense au sein de la communauté surréaliste : Paul Eluard, André Breton et Picasso (dont elle sera le modèle longtemps non identifié). En 1938, Adrienne est la première femme noire à poser pour un magazine de mode américain « Harper’s Bazaar ». La seconde guerre mondiale met fin à l’histoire d’amour, Man Ray, d’origine juive, fuit la France. Adrienne sombre dans l’oubli.
Pour terminer quelques mots sur Carmen. Carmen Lahens, Haïtienne pose pour Matisse, notamment pour les dessins des « Fleurs du mal » de Baudelaire, évocation lointaine de Jeanne. Matisse, après un voyage à Tahiti et aux Etats Unis dans les années 1930, est rentré en France habité par le rythme du Jazz et les couleurs de Tahiti. Il en imprégnera ses œuvres jusqu’à un de ses derniers papiers découpés « La danseuse créole » en 1951.
Une exposition qui émerveille par la beauté des modèles noirs mais qui bouleverse : quelle lenteur dans la prise de conscience des hommes !
« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots » Martin Luther King.
Jean-Baptiste Carpeaux - Pourquoi naître esclave ? d'après le buste en marbre présenté en 1869 sous le titre "Négresse"
Charles Cordier - Vénus africaine - version plâtre présenté au salon de 1882 sous le titre "Une négresse ou Vénus noire"
Granville - Portrait d'Alexandre Dumas père - plume encre brune 9x7 - Alexandre Dumas était fils d'un planteur de Saint-Domingue et d'une de ses esclaves noires
Joseph de Lestang-Parade - Mort de Camoens - 1835 - Luiz Camoens, poète et guerrier, meurt misérablement à Lisbonne à l'hôpital des pauvres. Seuls assistent à ses derniers moments, un fidèle esclave javanais et une pauvre négresse (Notice du salon de 1835)
Cézanne - Scipion. Cette étude pourrait avoir été faite avec le même modèle que l'esclave du tableau de Lestang-Parade - 1866/1868
Félix Vallotton - Aîcha - 1922 - Aîcha Gobelet modèle de Modigliani, Man Ray et Pascin. Elle est l'héroïne du livre d'André Salmon "La Négresse du Sacré-Coeur" en 1922
Aimé Mpasse - Olympia II - Peinture sur pièces de contreplaqué 2013 - Les rôles sont ici aussi inversés, la blanche servante tient un bouquet où se dissimule les traits d'une tête de mort, don de l'occident à l'Afrique.
et beaucoup d'autres ....
A VOIR JUSQU'AU 21 JUILLET
Photos M.PELLEVILLAIN sauf si la provenance est indiquée