Privée de mes visites d’expositions à Paris depuis le confinement (par crainte des transports en commun), j’étais très heureuse de me rendre à Pontoise au Musée Camille Pissarro, pour l’exposition « Les Mille Nuits et Une nuit » de Georges Manzana-Pissarro.
Situé dans une maison bourgeoise du XIXe siècle, dont le parc où il est agréable de flâner domine l’Oise et la vieille ville, le Musée Pissarro fut inauguré en 1980 et constitue une extension du Musée Tavet-Delacour (actuellement en travaux). Embelli il y a trois ou quatre ans, le rez-de-chaussée présente le fond permanent, l’étage est consacré aux expositions temporaires. Ce charmant musée permet d’admirer les œuvres autant qu’il plait sans être gêné par l’afflux de visiteurs.
Cette visite m’attirait d’autant plus qu’elle me permettait de poursuivre ma connaissance de la famille Pissarro après mon article sur le très connu peintre impressionniste Camille, père de Georges. (voir article sur Camille Pissarro )
Georges Manzana-Pissarro est le troisième enfant de Camille Pissarro. Il est né à Louveciennes en 1871 et passe son enfance à Pontoise et à Eragny-sur-Oise (Il prendra en 1905 le nom de sa grand’mère maternelle, Rachel-Manzana Pissarro, sans doute pour se démarquer de son père).
En 1887, Georges est inscrit à l’école de modelage de l’impasse Rodier à Paris et demeure chez sa grand’mère. Deux ans plus tard il rejoint son frère aîné Lucien qui réside à Londres (il y fera plusieurs séjours) et, suivant son exemple, illustre les « Fables de Jean de la Fontaine ».
Camille Pissarro initie ses cinq fils aux diverses techniques de l’estampe, la gravure représente pour lui un art à part entière, expérimental et formateur.
Georges va exceller dans l’eau forte, le monotype, la lithographie et la gravure sur bois. Il illustre les romans de Gustave Flaubert, « Le dindon de la farce » d’Octave Mirbeau et envisage d’illustrer « La princesse Maleine » de Maeterlinck.
Il travaille avec son frère Félix, expose avec lui et Lucien à Bruxelles. Partage un atelier avec Ludovic-Rodo. Ils font la connaissance de Picabia, rendent visite à Sisley à Moret-sur-loing et travailleront sur le motif avec lui.
Entre 1910 et 1923, Georges illustre des contes tirés des « Mille et Une Nuits », livre traduit par Joseph Maudrus et publié en 16 volumes de 1899 à 1904. Cette traduction, la première en France depuis deux siècles, va inspirer le monde des arts. Il reçoit l’accord de Maudrus pour 200 exemplaires avec le souhait que le projet soit confié à Antoine Vollard (Editeur et marchand d’art). Georges verse quatre mille francs de droits d’auteur à Maudrus mais l’ouvrage, trop coûteux, ne sera jamais édité.
On comprend le coût de l’impression d’un tel ouvrage en admirant les planches des « Six adolescentes aux couleurs différentes » (Ce conte des Mille et Une Nuit est savoureux). La technique complexe superpose plusieurs matrices aux pochoirs, mais aussi des matrices pour les traits, texte, lettrines, et liserés d’encadrement.
Bien qu’il ne soit jamais allé en Orient, le thème des Mille et Une Nuits va inspirer Georges pour l’essentiel de son œuvre (peintures, gravures, monotypes, objets décoratifs, céramiques, vitraux, tapisseries, meubles). Il part avec sa famille au Maroc de 1939 à 1947, puis se désintéresse des contes arabes.
Ses œuvres seront exposées dans des Galeries parisiennes, au Salon des Indépendants, au Salon d’Automne, à la Société Nationale des Beaux-Arts, à Bruxelles, à Londres (où il séjournera plusieurs fois), à Casablanca et, en 1910 au Grand Palais pour l’exposition « Les peintres orientalistes », suscitant parfois des éloges parfois des critiques virulentes. En 1915 une grande rétrospective lui sera consacrée au Musée des Arts Décoratifs (peintures, dessins, eaux fortes, aquarelles, lithographies, meubles, tapis, vitraux, verrerie etc…) avec un bel article dans « L’Excelsior » par Emile Henriot : « Rien de plus surprenant, pour qui n’aurait encore rien vu de cet artiste, que l’exposition du Musée des Art Décoratifs. Imaginez-vous transporté, par la volonté d’un magicien tout-puissant, dans le monde de la fantaisie le plus éloigné, dans un Orient fantastique et opulent, tel que Gauthier n’en a pas rêvé, tel que Loti n’en a pas vu. Imaginez-vous soudain conduit au milieu du plus riche décor d’un chapitre inédit des Mille et Une Nuit, dans la caverne d’un Ali Baba qui serait amateur d’art… ».
C’est un peu ce que j’ai ressenti lors de ce bel après-midi d’automne au ciel changeant : entrer dans un monde magique, assise sur un tapis volant au-dessus d’un orient fantaisiste et sensuel mais où les femmes ont des regards doux ; orient imaginaire qui puise peut-être sa source dans les origines de la famille, aux Iles Vierges dans l’archipel des Antilles.
Georges Manzana-Pissarro et ses femmes
Trois marqueront sa vie.
Esther Isaacson, une lointaine cousine qu’il rencontre lors d’un séjour en Angleterre et qu’il épouse clandestinement en 1892, ce qui irritera fortement sa mère : Esther a 14 ans de plus que Georges, elle a donc 35 ans alors qu'il en a 21. Leur fils Thomey nait le 31 août 1893. Le 2 septembre Esther décède, Thomey sera élevé par la sœur d’Esther, Alice, à Dieppe.
Amicie Brécy qu’il épouse en 1900. Le 11 avril naît à Jersey une fille Camille – dite Kikitte. Le couple quitte l’île pour Moret.
Blanche Morizet – dite Roboa, peintre. Il quitte Amicie pour s’installer avec elle en 1903. Blanche a elle-même quitté son mari avec sa fille Odette née en 1897 (elle décédera en 1908). En Octobre 1903 Amicie Brécy met au monde à Moret la seconde fille de Georges, Blanche-Marthe – dite Yaya.
Georges et Roboa s’installent à Rouen et en juillet 1904 naît leur fille Flore. Le 10 décembre Amicie Brecy décède. Georges et Roboa ont un second enfant en 1917, Félix - dit Nenette
Comment a été organisée la vie des deux artistes avec cette fratrie d’enfants demi-frères et sœurs, certains orphelins de mères ? Nous n’en savons rien, mais nous pouvons imaginer que ce ne fut pas toujours un rêve oriental.
En 1953 Georges Manzana s’installe définitivement à Menton chez son fils Félix où il décède en janvier 1961.
1906/1910 - Jeune orientale au turban assise au bord d'un lac - technique mixte rehaussée d'or sur papier 47x31cm
GRAVURES ET LITHOGRAPHIES (1908-1910)
On peut voir aussi au rez-de-chaussée quelques oeuvres de :
Felix Pissarro dit Jean Roch - 1897 La Promenade, femme et enfant dans un parc Huile sur toile 55x46cm
Le très beau catalogue de l’exposition « Les Mille Nuits et Une Nuit » aux éditions El Viso permet de voir l’intégralité des planches originales, conservées par la famille, du conte illustré par Georges Manzana-Pissarro : « Histoire des six adolescentes aux couleurs différentes »
EXPOSITION jusqu’au 10 Janvier 2021 du mercredi au dimanche de 10h30 à 12h30 et de 13h30 à 18h