Ouvrez les journaux, consultez internet, vous ne trouverez que des articles dithyrambiques sur l'exposition de Lucio Fontana : ainsi à l'unisson des expressions "artiste majeur du XXe siècle", "plus grand visionnaire", "précurseur", "immense artiste", "créateur d'avant-garde", ses toiles fendues étant devenues "des icônes de l'art moderne", etc.
En me rendant au Musée d'Art Moderne, poussée par le "à voir absolument", je n'avais nullement le projet de contester les dires des historiens, des critiques d'art ou des journalistes, mais je voulais comprendre pourquoi j'étais passée à côté d'un artiste aussi considérable, n'ayant pas été séduite par les quelques toiles lacérées que j'avais pu voir. J'ai donc abordé l'exposition en novice et c'est à postériori que je me suis penchée sur sa biographie et sur la signification de son œuvre.
(Photos des œuvres MP - cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Lucio Fontana est né en 1899 à Rosario de Santa Fe, en Argentine. Son père, immigré italien, sculpteur, dirige une entreprise de monuments funéraires ; il revient en Italie en 1905 où Lucio commence sa scolarité.
En 1914-1915, Lucio Fontana fréquente l'école des maîtres constructeurs de l'Institut Technique Carlo Cattaneo à Milan (qui existe toujours). Ses études sont interrompues par la guerre. Il s'engage, il est blessé et médaillé. Il reprend ensuite ses études et obtient son diplôme de Maître constructeur.
En 1921, de retour à Rosario de Santé Fe, il travaille dans l'entreprise de son père "Fontana y Scarabelli" avec comme spécialité la sculpture funéraire, puis il ouvre sa propre entreprise. Il réalise se première œuvre connue : le monument funéraire dédié à Juana Blanco, la madone des enfants pauvres.
En 1928, revenu à Milan, il s'inscrit à l'Académie des Beaux Arts de Brera, suit les cours du sculpteur symboliste Adolfo Wildt, fait ses premières expositions.
Il travaille comme céramiste à Albisola et, durant un séjour à Paris, réalise des céramiques à grand feu à la manufacture de Sèvres.
En 1930, il participe à la Biennale de Venise avec sa sculpture Eva (1928) et Vittoria Fasciste (1929). Admirateur de Mussolini, Fontana soutient le régime dès le début et a sculpté nombre de Victoires fascistes (rebaptisées par les historiens d'art "Victoires"). A la Triennale de Milan en 1936, une citation du Duce exaltant un empire bâti sur le sang et la force des armes se trouve inscrit sur le socle. La galerie Millione, à laquelle il était lié, édite des textes présentant le fascisme comme la forme la plus élevée de l'art abstrait. Son athlète bleu est présenté au salon fasciste de Lombardie.
En 1940, reparti en Argentine, il enseigne la sculpture à l'école des Beaux Arts de Buenos Aires. C'est là qu'il élabore avec de jeunes artistes le "Manifeste blanc" qui va connaître un grand retentissement "...nous abandonnons l'usage des formes connues de l'art et abordons le développement d'un art basé sur l'unité de temps et de l'espace... Nous concevons une synthèse comme une addition d'éléments physiques : couleur, son, mouvement, temps, espace, intégrant une unité physico-psychique". Julio le Parc, proche de Fontana, son professeur de modelage, ne signe pas le manifeste, le texte dit-il n'est pas appuyé par la réalisation d'œuvres. (voir article sur Julio le Parc http://www.voir-ou-revoir.com/search/julio%20le%20part/ )
C'est à Milan, en 1947, que Fontana co-signe le premier manifeste spatial (il y en aura trois). Il s'enthousiasme pour l'exploration du cosmos, les fusées et les satellites. Il découvre le physicien américain Robert Wood, inventeur d'un écran filtrant laissant passer les rayons ultra-violets : la lumière noire, invention commercialisée sous la forme de tube fluorescent. Fontana crée en 1951 une sculpture en tube de néon pour la Triennale de Milan. Sa réplique nous accueille dans le hall du musée.
1/Installation néon - céramiques polychromes 2/Christ en croix 1959 3/figure féminine aux fleurs 1948 4/Le guerrier 1949
Jusqu'à 1949, Fontana s'était attaché uniquement à la sculpture et à la céramique décorative. Il se met à peindre, toutes ses œuvres sans distinction s'intituleront "Concetto spaziale"
Le spatialisme est sur toute les lèvres : "la peinture avec cadre est morte et la sculpture telle que nous la connaissons est morte " (Time 26 mai 1952). C'est ce que l'on dit soixante ans après !
A la fin des années 1950, Fontana se fait connaître à Paris grâce au galeriste Iris Clert, l'Editeur d'Art San Lazzare et Michel Tapié de Celeyran, critique d'art. Ce dernier voyageant beaucoup à l'étranger contribue à lui conforter son statut international.
Fontana commence ses expériences sur les "Buchi" : les trous percés au recto et verso de la toile constituent des figures qui laissent passer la lumière et l'ombre. (Dans une petite salle du Musée est projeté, entre autres, un film des années 1950 : on y voit Fontana, en costume-cravate, trouant une toile et répondant aux questions d'un intervieweur à la voix chevrotante. Le film provoque le rire iconoclaste, étouffé, des spectateurs. Je dois avouer que j'y adhère, ça ne semble pas sérieux). Mais, devant les toiles, l'ironie disparaît : la matière est belle, glacée, étonnante.
En 1957-1960, Fontana appelle "Carta" ses papiers entoilés et troués, au dos sont inscrites des petites phrases du quotidien : "zut, j'ai oublié de prendre mon médicament", "il est midi je vais me promener", "il pleut à Milan", etc.
Les "Natura (1959-1960) sont en terre cuite, Fontana les nomme "boules", puis "bouches". Le mot natura au pluriel désigne le sexe féminin en argot italien.
Les "Tagli", fentes (1958-1968) nommées "Concept spatial", "Attente" lorsqu'elles sont plusieurs, sont ses œuvres les plus connues. On dit que Fontana préparant une exposition pour la galerie Stadler à Paris (il y a été introduit par Michel Tapié), furieux d'avoir raté une toile, la fendit d'un coup de couteau, et "se rendit compte du potentiel de ce geste". Lors de son exposition, les uns crieront au génie, les autres au scandale, mais d'autres galeries d'avant-garde ou puissantes exposeront désormais régulièrement son travail. Fontana devient une référence pour les artistes des années 1960. Il signera 1500 tableaux durant cette période de dix ans. Depuis le pic de 2008, le prix de ses œuvres reste stable, il faut débourser en moyenne 15 millions d'euros pour en acquérir une (en novembre 2013 "Concerto spaziale a fine de Dio" de 1963 a été vendu 15,6 millions d'euros à Christies New-York).
Quant à la signification de ses "Tagli", à chacun de s'y retrouver : sensualité, origine du monde ... Pour Fontana s'est "le cri de douleur, le geste final d'une douleur insoutenable".
S'il faut absolument chercher une signification, un des dessins exposés m'interpelle, mais les interprétations plasticiennes sont beaucoup plus complexes, intellectuelles et alambiquées (j'ai relevé un rapprochement avec "Le décalogue" de Kieslowski, série de films que j'aime tout particulièrement ?).
En 1960 vient la série des "Olii" grandes peintures à l'huile présentées à Venise au Palazzo Grassi.
Fontana se rend à New-York où il conçoit un cycle consacré à la métropole américaine, en peinture puis en tôles de métal gravées, coupées et trouées.
En 1963, c'est la série des "Fine di dio" et "Trinita"
En 1964, début des Teatrini (petits théâtres) Fontana rejoint le pop'art.
L'exposition comporte aussi deux environnements reconstitués : l'un dans une pièce noire avec au plafond une sculpture phosphorescente, un autre, labyrinthe blanc déroutant qui se termine par une grande fente.
En 1968, Lucio Fontana, s'installe à Comabbio où il meurt le 7septembre.
Il est incontestable que Fontana soit un artiste d'avant-garde et un provocateur, comme l'ont été de nombreux peintres de l'après-guerre. Suis-je totalement séduite ? Les œuvres exposées sont diverses et nombreuses. J'aime plusieurs de ses premières sculptures, la belle matière de ses tableaux, les arabesques élégantes de certains "Buchi", la pureté décorative des "Tagli". Mais au risque de déplaire, la production pléthorique des "Tagli" et le prix actuel des œuvres me dérangent : la "fente" pourrait aussi évoquer une tirelire ? Et de nous reposer la question du marché de l'art.
Lecteurs j'attends avec impatience vos commentaires.
L'exposition se termine le 24 août - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris - 11 av. du Président Wilson - 75016