"Dans la nature, la couleur n'existe pas plus que la ligne : il n'y a que le soleil et les ombres. Donnez-moi un morceau de charbon et je vous ferai un tableau : toute la peinture est dans les sacrifices et les partis pris !" Goya
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J'ai depuis longtemps une grande admiration pour le portrait de la Marquise de Solena, peint en 1795, un des rares tableaux de Goya que possède le Musée du Louvre. Il me fascinait tant que durant mes études d'Art plastique je le choisis pour faire une analyse des proportions de la couleur.
huile sur toile - 183x184cm - Musée du Louvre
Etude des couleurs du tableau Solena - MP 1984
Lorsque je suis entrée, au Musée du Prado à Madrid, dans la salle des "Peintures noires" j'ai été saisie d'une émotion intense. Je ressentais en plus fort le sentiment de finitude que provoquait en moi le portrait de la Marquise. Je retrouvais une symphonie de tons noir, ocre, terre grise et brune, avec seulement quelques lumières blanches éparses et des traces vertes et bleues. Mais à l'encontre du visage de la Marquise, lumineux, pur et beau, les personnages des peintures noires avaient pour la plupart des visages déformés et grimaçants s'engluant dans un intense magma noir.
Impression Peintures noires - MP 2018
La Marquise de Solena est une familière de Goya, intégrée à l'élite "éclairée", tous deux sont partisans des "Lumières" dont la pensée s'est répandue sur le continent européen.
Goya peint son portrait alors qu'elle est très malade et sait qu'elle va mourir. Elle a 38 ans. Goya admire son courage et sa dignité. Il a lui-même souffert en 1792 d'une maladie jamais définie qui l'a d'abord paralysé, puis l'a atteint d'une surdité profonde.
Cette maladie qui l'enferme dans le silence et la solitude, le libère des conventions imposées par la peinture contemporaine. Sa courte liaison affective avec la Duchesse d'Albe et la rupture douloureuse en 1797 modifie sa façon de peindre : il se détourne du monde extérieur pour explorer sa propre imagination, surgissent alors dans ses œuvres, les masques, les caricatures, les sorcières et les fantômes.
En février 1819, il achète, aux environs de Madrid, la "Quinta del Sordo" (Un nom par hasard prédestiné : la maison du sourd) pour s'installer avec Leocadia, veuve d'un riche marchand, avec laquelle il vit en concubinage depuis la mort de sa femme, Josefa, en 1813. Peut-être fuit-il aussi l'inquisition rétablie depuis 1814.
Terrassé à nouveau par la maladie, frôlant la mort, il ne peut y emménager immédiamenent . Il est soigné par son ami Arrieta. Il lui dédie un tableau sur lequel figure son autoportrait. On y voit Arrieta le soutenir et lui tendre un verre contenant probablement une potion.
Il inscrit en bas : "Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la justesse et l'application avec lesquelles il lui a sauvé la vie dans son intense et dangereuse maladie, dont il a souffert fin 1819, à l'âge de soicante-treize ans. Il l'a peint en 1820"
Goya rétablit s'installe à la Quinta del Sordo
De 1820 à 1823, Goya peint directement sur les murs de plâtre de deux pièces de dimensions identiques, situées l'une au dessus de l'autre, de grandes fresques à l'huile. C'est un travail confidentiel dans lequel il projette ses peurs et ses fantasmes et que seuls ses intimes peuvent voir. Il ne le fait pas pour être admiré (ce que nous faisons contre son gré maintenant). Il continue là ce qu'il a pratiqué toute sa vie : deux facettes de production séparées, carrière double quasiment unique dans l'histoire de la peinture.
- D'un côté, il exécute des portraits de la bonne société madrilène, mène sa pratique de peintre officiel de la cour malgré les changements de politique et de dirigeants, les guerres et les oppressions. Pour s'assurer des revenus réguliers et pour subvenir aux besoins de sa famille qu'il aime, il courbe les genoux mais pas la tête ("Ma raison n'est pas duite à se courber et fléchir, ce sont mes genoux" dit Montaigne)
- De l'autre, il donne libre court à son imagination dans une abondante production confidentielle de dessins qu'il réunit en albums. Il dessine ce qu'il voit et ce qu'il imagine, restitue ses rêves et ses cauchemars. La violence humaine y tient aussi une grande place. une partie de ses dessins sont repris dans ses séries de gravures, les "Caprices" et les "Misères de la guerre".
Rappelons que Goya reste le plus grand graveur à l'eau-forte du XIXe siècle, le grain d'aquatinte qu'il utilise ajoutant un grain supplémentaire de folie à ses rêves. L'encre noire correspond également à son tempérament : Goya a toujours en lui "quelque chose de noir à contenter" dira plus tard Delacroix.
Il concrétise dans ses "Peintures noires" son univers intérieur. Il est difficile, comme dans beaucoup de ses gravures, d'en déchiffrer le sens. Il n'y a pas un lien évident entre les peintures qui décorent la Quinta del Sordo. Entre 1874 et 1878, les peintures sont détachées du plâtre et transférées sur toiles par Martinez Cubells, premier restaurateur du Musée du Prado. Les œuvres ont été au préalable photographiées : elles montrent que certains tableaux ont été amputés, retouchés ou des détails effacés.
Les quatorze peintures du Prado sont regroupées dans une unique salle. L'ambiance feutrée, sans lumière extérieure (contrairement à leur installation à la Quinta del Sordo), renforce, pour le visiteur, la noirceur et la dimension dramatique des œuvres. Goya, lui, souriait peut-être en passant devant certaines figures grotesques qu'il avait peintes.
En 1823, Goya prend la décision de quitter l'Espagne et fait don de sa maison à son petit-fils Mariano. C'est la synthèse de l'œuvre de toute une vie qu'il abandonne sans se retourner et sans regret. A-t-il définitivement tué les démons qui le tourmentaient ?
Pour préserver ses émoluments en qualité de peintre du Roi, il prétexte devoir "prendre les eaux" pour s'installer à Bordeaux avec Leocadia. Il n'est pas en exil, il peut retourner en Espagne, ce qu'il fera régulièrement.
Goya décède à Bordeaux le 16 avril 1828, il était né en 1746 à Saragosse.
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"LES PEINTURES NOIRES" dans la Quinta del Sordo
Les titres donnés aux peintures sont postérieurs à la mort de Goya
AU REZ-DE CHAUSSEE
Au dessus de la porte : "Deux vieux mangeant de la soupe" - 53x85cm
A gauche : "Vieillard et démon". le vieillard pourrait être Goya auquel le démon souffle à l'oreille des visions noires. -142x65cm
A droite de la porte d'entrée : "Portrait de Léocadia" - La balustrade qui se trouve derrière Léocadia pourrait être une tombe, Goya évoquant la sienne - 147x132 cm
Sur le mur de droite "Le Grand bouc ou Le Sabbat des sorcières"- 140x438cm
REZ DE CHAUSSEE - Côté opposé
Sur le mur de droite : "Le pèlerinage de San Isidro" - 138x436cm
Au fond à droite : "Judith et Holopherne" - 146x84cm
A gauche : "Saturne" 141x81cm
Goya a souvent représenté la violence dans le sexe. Dans Judith et Holopherne, la femme tue l'homme, dans Saturne, c'est la femme qui est dévorée par l'homme
AU PREMIER ETAGE
Au fond :
A droite : "Deux femmes riant " - 125x66cm
A gauche : "La lecture" 126x66cm
Dans le tableau "Deux femmes riant ", l'homme dissimule sa main sous un tissu. Dans son livre "Goya à l'ombre des lumières", Tzvetan Todorov nomme ce tableau "La masturbation", lui opposant "La Lecture". Le premier pouvant signifier l'abrutissement du peuple, le second l'activité recommandé par les "éclairés".
Sur le mur de droite : "La promenade du Saint Office" montre les rituels de l'inquisition comme des cérémonies diaboliques - 127x266cm
Sur le mur de gauche : "Duel à coup de gourdins" - Deux paysans font une lutte fratricide, enfoncés dans la terre jusqu'aux genoux, ils sont symétriques, images miroirs. La cause pour laquelle ils croient se battre ne suffit pas à les distinguer. (une autre théorie indique que le bas des jambes a été effacé) - 123x266cm
PREMIER ETAGE - Côté opposé
Sur le mur à gauche de la porte d'entrée : "Asmodée" - 127x263cm - sans doute l'œuvre la plus énigmatique de Goya. Asmodée, représenté ici en démon feminin, transporte dans les airs don Cleophas, les deux pouvant s'introduire dans l'intimité des personnes et contempler leurs vices. Cleophas indique sur la colline un village qui va être détruit, une bataille se déroulant dans la vallée.
En face : "Les Parques ou les Moires" - 123x266cm - Ces trois divinités appelées Moires par les grecs (Parques par les Romains) symbolisent le destin.
- Clotho file les jours et les évènements de la vie
- Lachesis enroule les fils et tire les sorts
- Atropos coupe avec ses ciseaux le fil de la vie
Sur le tableau un quatrième personnage regarde le ciel à travers une loupe
A côté de la porte, à gauche : "Le chien" - 131x79cm - Perdu dans l'espace du tableau, le chien regarde quelque chose, mais quoi ? Ce tableau merveilleux, lumineux contrairement aux autres, semble annonciateur de l'avènement de l'art moderne.
Il manquerait à cette série un quinzième tableau, placé à droite de la porte, qui pourrait être "Têtes dans un paysage" 49X83cm conservé à New York au Musée Stanley Moss.
Avant de quitter le Prado je suis retournée une seconde fois dans cette salle des "Peintures noires" et depuis mon retour de Madrid je reste plongée dans l'univers de Goya, dans ses peintures et dans ses gravures. Je parlerai prochainement des "Caprices".
Nota - Toutes les photos sont issues d'internet, il est impossible de photographier au Prado. Elles ne sont pas toutes de très bonne qualité, le noir est beaucoup moins présent que dans la réalité.