GRAND PALAIS à PARIS - Janvier 2013
Passionnante cette exposition sur "Les bohèmes". Un parcours se déploie en méandres, telle une errance, on y trouve des chefs-d'oeuvre peints, dessinés ou gravés, représentation des "bohémiens", musiciens, chiffonniers etc qui forment la bohème des rues. Puis on monte à l'étage par le grand escalier après avoir franchi le palier dédié à la bohème musicale. La scénographie de l'étage nous parle de la "vie de bohème" des artistes de la fin du XIXe siècle, vétusté des ateliers et nouvelles académies de peintures. Une salle est dédiée à la rencontre de Verlaine et Rimbaud. Ensuite on entre dans un décor de café, lieu d'ancrage des artistes bohèmes. J'ai beaucoup aimé la scénographie de Robert CAREN, également scénographe de théatre et d'opéra. Il fallait un prodigieux talent pour rendre compréhensible ce théme difficile. Le parcours étonne et émerveille jusqu'au choc final d'une réalité dans la dernière salle, allusion à l'"art dégénéré", au rejet des artistes modernes attachés aux Tsiganes, et à l'errance de ces derniers interrompue tragiquement.
MP
ORIGINE DE LA "VIE DE BOHEME"
En 1684, le Dictionnaire de l'Académie réunit "bohème" et "bohémien" pour décrire une "sorte de gens vagabonds, libertins qui courent le pays, disant la bonne aventure au peuple crédule et dérobant avec beaucoup d'adresse". Le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse (1866-1876) cite plus longuement "nom donné par comparaison avec la vie errante et vagabonde des Bohémiens, à une classe de jeunes littérateurs, ou artistes parisiens, qui vivent au jour le jour du produit précaire de leur intelligence".
Un poème de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857) "Les Bohémiens" serait à l'origine du rapprochement :
"/...Gais bohémiens, d'où venez-vous ?
/...Sans pays, sans prince et sans loi,
Notre vie doit faire envie.
/...l'homme est heureux un jour sur trois
/...Vie errante Est chose enivrante
/...Car tout voir c'est tout conquérir
/..Oui, croyez-en notre gaîté,
le Bonheur c'est la liberté".
Mais c'est de George Sand, qui achève son roman La Dernière Aldini (1838) par "Vive la bohème" que viendrait l'expression "vie de bohème".
En 1857, Charles Baudelaire suggere à travers sa poésie "Bohémiens en voyage" des Fleurs du Mal, une analogie avec les poètes. Il s'inspire des deux premières gravures de la série AEgyptiens de Jacques Callot, évocation graphique de ce que Baudelaire appelera plus tard "bohémianisme".
"La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes./...."
MAIS QUI SONT LES BOHEMIENS ?
Entre 1400 et 1560, la pression ottomane déclenche un flux migratoire des Etats chrétiens du Levant, auquel appartiennent les tsiganes médiévaux AEgyptioni sive Zingari ou Cingari seu AEgyptiaci. Cette population migre vers les iles de la méditerranée, l'Europe entière jusqu'en Scandinavie puis vers les iles britanniques. A partir du XVe siècle les Zingari sont bien intégrés en Italie et en Espagne, ils ne sont ni marginaux, ni nomades. Mais après le concile de Trente (1545-1563) les Zingari connaissent une période de répression avec la mise à l'index des arts divinatoires. Dans la seconde moitié du XVIIe des édits de répression se multiplient dans toute l'Europe. En 1910 et 1930 la très grande majorité des Etats européens adoptent une législation nationale imposant aux concitoyens qualifiés de"tsiganes" un enregistrement familial dans des fichiers anthropométriques, photographiques et généalogiques, ce qui explique l'amplitude du génocide nazi facilité par ces fichiers.
L'IMAGE DES BOHEMIENS
Nombreux sont les peintres qui se sont inspirés des bohémiens. Pour les plus connus, ceux qui ont exposé au Salon entre 1801 et 1883, on compte trois cents oeuvres, en majorité peintes, mettant en scène des bohémiens, Gitans, Tsiganes, vagabonds, etc. Un contact s'est donc établi entre artistes et bohémiens, et il y a même identification lorsque l'artiste se représente lui-même en vagabond
Quels messages veulent nous transmettre les peintres ?
- un message moral : la bohémienne est l'opposée de l'honnête femme, elle joue, elle vole, elle prédit l'avenir, elle se prostitue parfois. Elle peut être représentée vieille mais aussi jeune et belle en séductrice.
- un message intemporel : fixer sur la toile le caractère de ce peuple que l'on retrouve dans tous les coins du monde, symbole de la nature et de la liberté.
Alors même que l'Etat instaure la police du vagabondage, artistes et écrivains valorisent l'errance et considère le vagabondage cmme un exercice indispensable à leur art.
LA BOHEME MUSICALE
La musique permet de comprendre un peu mieux les confusions qui se font entre "tsigane" "bohémiens" et "hongrois". Depuis le XVIIe un "bohémien" désignait un nomade que l'on supposait venu d'orient et installé en Bohême (Europe centrale). Musique tsigane et bohémienne étaient donc confondues. La musique bohémienne désigne aussi bien les Tsiganes de l'Est que du centre de l'Europe, les Gitans d'Espagnes (gitanos) ou encore les "gipsy" des iles britanniques. Cette musique bohémienne ne doit pas être confondue avec les musiques traditionnelles des Roms de Hongrie qui possèdent un répertoire en grande partie vocal.
La musique appelée tsigane, musique instrumentale apparue en Hongrie dans la seconde moitié du XVIIè provient du répertoire de musique nationale hongroise, d'abord les verbunkos puis les csardas.
Les premiers orchestres tsiganes apparaissent à Vienne avant 1780 jouant des morceaux de danses appelées Hongroises.
Haydn sera un des premiers grands maîtres à utiliser les verbunkos dans ses partitions : "Menuet à la Zingarese" ; puis Verdi, Bizet, Liszt, Brahms (Il Trovatore, Carmen, Rondeau fantastique, Danses hongroises).
Puccini créera "La bohème" d'après le livre d'Henri Murger "Scènes de la vie de bohème" en 1851. Henri Murger, bohème miséreux profitera peu du succès de son livre et décèdera à l'hopital dans d'atroces conditions.
Mais tous les bohèmes ne se ressemblent pas, certains avaient de l'argent, une santé robuste, un talent reconnu immédiatement ; d'autres miséreux à leur début connaissaient un jour le succès et oubliaient bien vite leur ancienne condition.
LA BOHEME LITTERAIRE
On la retrouve avec Eugène Sue, Balzac, Baudelaire, Dumas père, Victor Hugo.
Contrairement à Murger, la génération de Verlaine a suivi un cursus classique et choisi la sécurité, professorat, emplois à l'Hotel de Ville. Elle privilégie la poésie, publie à compte d'auteur, se groupe dans des petites revues (Le Parnasse contemporain). Verlaine collabore au "Hanneton" journal satirique, y publie quelques-uns de ses poèmes.Marié et bientôt père, la vie de Verlaine bascule avec l'arrivée à Paris en septembre 1871 de Rimbaud âgé de 16 ans. Dans son tableau "Coin de table" en 1872, Fantin-Latour nous montre Verlaine et Rimbaud à l'écart, en marge, leur liaison commence à s'ébruiter. Verlaine fuit avec Rimbaud, errance en Belgique, en Angleterre. Puis la prison pour Verlaine, après le coup de feu sur son amant, marque la rupture avec sa vie antérieure. Il deviendra "le bohème", la bohème étant représentative de sa jeunesse. Après d'autres errances Verlaine rejoindra Paris en 1882, semi-clochard, alcoolique,allant d'hotel garni en hopital, il meurt à 51 ans d'une congestion pulmonaire.
Rimbaud n'écrira son oeuvre qu'entre 15 et 20 ans, ensuite il choisira une vie aventureuse voyageant jusqu'en Ethiopie. Il décède à 37 ans.
LA BOHEME DES CAFES
Le café est donc l'ancrage du déclassé ou du vagabond. On y boit, on s'y réchauffe, on y mange, on s'y retrouve entre artistes.
D'abord le territoire est à Montmartre : Le café Guerbois, rue des Batignolles, rendez-vous de Manet et ses amis ; au pied de la butte, Le chat noir, qui reste le symbole de la bohème. Un autre repère, Le lapin Agile, les piliers y sont Utrillo, Valadon, Mac Orlan, Roland Dorgelès, Francis Carco, Picasso.
Dans les années 1860 la bohème artistique émigre sur la rive gauche, notamment à Montparnasse. A la Closerie des Lilas on retrouve Cezanne, Zola, Théophile Gautier, Baudelaire.
Au début du XXe les artistes déménagent, voyagent, Picasso se partage entre Paris, Madrid et Barcelone ou le point de ralliement des artistes est le cabaret "Els Quatre gats" créé en 1897.
L'Art dégénéré (La nuit des Roms)
Quatre artistes de l'avant-garde allemande jouent un rôle important par leurs oeuvres consacrées aux Tsiganes : Emile Nolde, Otto Mueller, Auguste Sander et Otto Pankok. Pour ces artistes les gens du voyage évoquaient, comme il a déjà été dit, l'autonomie, la résistance aux valeurs bourgeoises, la marginalité, donc la liberté.
Otto Mueller, autre peintre allemand, doit à son cousin Carl Hauptmann d'être associé aux Tsiganes. Celui-ci l'a mis en scène sous l'identité fictive de son personnage de roman : Einhart en 1907. Hauptmann décrit Einhart comme un artiste bohème, fils d'une tsigane, cachant sa médiocrité sous des dehors excentriques, artiste égoïste, impulsif, alcoolique et "dégénéré".
Les oeuvres de Mueller, dont plusieurs peintures de tsiganes, figureront à l"Exposition de l'art dégénéré" organisée à Munich en 1937 pour illustrer la dépravation du modernisme en art.
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L'exposition se termine sur des bohémiens de Mueller. Oeuvres qui nous ramène à une réalité glaçante : sur environ un million de Tsiganes vivant en Europe avant la guerre, au moins 220.000 auraient été tués.
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Le catalogue de l'exposition est magnifique et extrêmement documenté, les images sont de belle qualité. "BOHEMES - De Leonard de Vinci à Picasso" - Edition des Musées nationaux -
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Homme trompé par des Tsiganes - Léonard de Vinci - 1493
La petite Bohémienne - 1505 - Boccaccio Boccacino
Avant 1600 <- Jan Van de Venne - campement de bohémiens
Jacques Callot - Bohémiens en marche - 1621
La diseuse de bonne aventure - Watteau
Rodolphe Besdin - 1822 - mansarde d'artiste
Attribué à Delacroix - 1830 - coin d'atelier
1849 - Louis Gallais - Art et liberté
1862 - Manet - les gitanos
1873 - Jef Rosman - Rimbaud blessé
1865 - Corot - Zingara au tambour basque
Fantin-Latour - le coin de table - 1872
Bohèmes
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