Une photo émouvante, dont j'ai beaucoup de mal à me détacher, marque le destin tragique de Paula Modersohn-Becker. Paula est couchée, sa tête reposant sur un oreiller blanc où courre une broderie ajourée de petits soleils. Elle tient serrée contre elle un bébé et pose une main protectrice sur le petit crâne. Son visage est marqué par un accouchement qui a duré deux jours et s'est terminé au chloroforme et aux forceps . Ses lèvres dessinent un sourire fatigué. Est-ce le bonheur ?
Le temps est suspendu.
Il y a eu un avant.
Paula Becker est une adolescente déterminée à devenir peintre. Elle poursuit ses études d'art à Berlin, puis, plus tard rejoint un groupe de peintres à Worpswede, un village pauvre situé au nord de Brême, entouré de marais, de forêts et de dunes. Elle y rencontre son futur mari Otto Modersohn. Elle fait aussi la connaissance de Clara Westhoff, sculpteur, et de Rainer Maria Rilke, poète. Ils seront ses deux plus fidèles amis.
A Worpswede Paula peint dans un esprit symboliste des paysages brumeux, des marais. Elle dessine à l'hospice des pauvres, peint des portraits d'enfants et de vieillards.
A l'aube du XXe siècle, elle est attirée par Paris, ville lumière. Elle y séjourne quatre fois, seule et inconnue, entre 1900 et 1907. A cette époque, l'animation règne au "Bateau Lavoir" avec Picasso, Modigliani, Juan Gris, Léger, le Douanier Rousseau… la liste serait longue.
Paula ne les croise pas et reste en marge de tout courant, libre de s'exprimer. Par le biais des expositions, les œuvres de Cézanne, Gauguin et Rousseau, la marquent profondément et la confortent dans sa propre démarche esthétique. Durant ses séjours à Paris, elle ne rencontrera que Rodin.
Durant huit années elle n'a qu'un seul but , "consciemment et inconsciemment, oh, peindre, peindre, peindre !"
Elle peint des autoportraits (influencée par les portraits égyptiens du Fayoum) , des natures mortes, des poissons rouges dans un bocal (dix ans avant Matisse), des fillettes nues, des bébés aux joues roses qui tètent, des mères et leurs nourrissons liés dans une plénitude charnelle...
Puis un jour de mai 1906, elle se dénude et peint son reflet dans un miroir, elle a simulé un ventre rond. Un tissu blanc entoure ses hanches, elle porte un collier d'ambre, comme sur de nombreux autoportraits. Celui-ci est le plus célèbre : c'est la première fois qu'une femme se peint nue. En bas de la toile on peut lire : "j'ai peint ceci à l'âge de trente ans, à l'occasion de mon sixième anniversaire de mariage, PB".
Autoportrait au sixième anniversaire de mariage - mai 1906 - détrempe sur carton - 101,8x70,2cm. Musée Paula Modersohn-Becker - Brême
Paula a pris des distances avec son mari : "Cher Otto… Mais je ne veux pas venir vers toi maintenant, je ne peux pas… Et je ne veux aucun enfant de toi : pas maintenant"
L'année 1906 Paula a travaillé fébrilement : quatre-vingts tableaux. Elle a vécu entourée de ses toiles.
Etre femme artiste est souvent un déchirement : comment choisir entre l'art et la famille ? Comment allier les deux ? Le dilemme se posait sans aucun doute pour Paula : "moi, pauvre petit être humain, je ne sais pas quel est le bon chemin pour moi", puis "ce qui compte le plus pour moi : la paix pour mon travail, et ça je l'ai aux côtés d'Otto".
A-t-elle choisi délibérément, à trente et un ans, d'être enceinte, a-t-elle provoquée le destin ?
La petite Mathilde nait le 2 novembre 1907.
Le temps est suspendu.
Il y a un court après.
Le 21 Novembre, la maison est en fête, envahie de fleurs et de bougies : Paula peut se lever. Elle tombe foudroyée par une embolie d'être restée couchée. Son dernier mot est "schade" "dommage".
Nourrisson avec la main de sa mère -détrempe 1903 - 31,3x26,7cm - acheté par Rilke / Portrait de Rilke - juin 1906 détrempe 32,3x24,5 cm
De son vivant Paula n'aura vendu que trois tableaux, dont un petit à Rilke. Le succès viendra trop tard.
A l'ouverture de sa succession on découvrira une œuvre incroyablement importante, plus d'un millier de tableaux et dessins. Sa correspondance et son journal deviendront des best-sellers. L'Allemagne la reconnaitra , on lui consacrera un musée à Brême en 1927.
Cette photo m'obsède. Sans cette fin dramatique, quel aurait pu être l'autre chemin de Paula. On dit maintenant qu'elle a effleuré le cubisme. Aurait-elle rejoint, voir dépassé dans sa démarche les célébrités du début du siècle ? Elle en avait la volonté, l'énergie, le talent. …" shade"
Beaucoup d'émotion à visiter cette exposition, mais aussi à lire le merveilleux livre de Marie Darrieussecq, "Etre ici est une splendeur" (biographie de Paula), ainsi que le poème de Rainer Maria Rilke dédié à Paula, "Requiem" .
"J'achèterai des fruits, où l'on retrouve la campagne, jusqu'au ciel.
Car à ceci tu t'entendais : les fruits dans leur plénitude.
Tu les posais sur des coupes devant toi,
tu en évaluais le poids par les couleurs.
Et comme des fruits aussi tu voyais les femmes,
tu voyais les enfants, modelés de l'intérieur
dans les formes de leur existence.
Et pour finir, toi-même tu te vis comme un fruit,
tu te dépouillas de tes vêtements,
tu allas te placer devant le miroir et tu t'y enfonças tout entière,
sauf le regard : lequel, sans fléchir,
s'abstint de dire : c'est moi. Non : ceci est.
extrait de "Requiem" - Rainer Maria Rilke
LE SITE DU MUSEE DE PAULA : http://www.museen-boettcherstrasse.de/francais
PAULA MODERSOHN-BECKER - 1876 Dresde 1907 Worpswede
Musée d'ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS jusqu'au 21 août 2016